8.

Sur le chemin de la maison d’Arctor, où il était généralement sûr de trouver quelques freaks réunis pour une petite défonce relax, Charles Freck préparait un gag pour ce vieux Barris. Il n’avait pas oublié cette histoire de rate, l’autre jour au Fiddler’s Three, et voulait rendre à Barris la monnaie de sa pièce. Tout en évitant habilement les radars que la police planquait partout (les voitures-radar utilisées par la police pour contrôler certains conducteurs prenaient d’ordinaire l’apparence de vieilles fourgonnettes Volkswagen complètement décaties, peintes marron terne et conduites par des freaks barbus ; quand Freck apercevait un de ces engins, il ralentissait), il se projeta la séquence-fiction de sa bonne blague en avant-première :

 

FRECK (mine de rien) : J’ai acheté un plant[2] de méthédrine aujourd’hui.

BARRIS (avec son petit air méprisant) : La méthédrine, c’est comme la benzédrine ; c’est du speed, c’est une amphétamine, c’est de la poudre, en tout cas c’est synthétique et fabriqué en labo. Ce n’est donc pas un produit naturel comme l’herbe. Un plant de méthédrine, ça n’existe pas.

FRECK (lui assenant le coup de grâce) : Je veux dire que j’ai hérité quarante mille dollars d’un vieil oncle et acheté un labo clandestin, à un mec qui avait planqué toute son installation dans son garage et fabriquait sa méthédrine. C’est dans ce sens que…

Freck s’emmêlait un peu dans sa formulation, car tant qu’il conduisait, il devait mobiliser une partie de son attention afin de surveiller les feux et les véhicules autour de lui, mais il savait qu’une fois chez Bob, il étendrait Barris pour le compte avec cette histoire. Surtout s’il y avait du monde : désireux d’épater la galerie, Barris mordrait à l’hameçon et passerait aux yeux de tous pour le trou-du-cul qu’il était. Ça serait un juste retour des choses, parce que si quelqu’un ne pouvait pas supporter de faire les frais d’une plaisanterie, c’était bien Barris.

Au moment de se garer, il aperçut Barris et Bob Arctor devant la maison. Munis d’une boîte à outils, ils s’affairaient autour de la voiture d’Arctor, dont le capot était relevé.

Freck claqua sa portière et s’approcha d’un air nonchalant. « Hé mec… hé, Barris », fit-il en posant la main sur l’épaule de ce dernier, afin d’attirer son attention.

« Plus tard », grogna Barris. Il portait son bleu de travail, déjà sale au départ, mais encore agrémenté de cambouis.

Freck plaça son : « J’ai acheté un plant de méthédrine aujourd’hui. »

Barris fonça les sourcils d’un air excédé. « Gros comment ?

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ton plant, il est gros comment ?

— Beuh. » Freck perdait les pédales.

« Combien l’as-tu payé ? » demanda Arctor, tout barbouillé lui aussi. Freck vit qu’ils avaient sorti le carburateur, la durite, le filtre à air et tout un bazar.

« Dans les dix dollars, fit-il.

— Jim aurait pu te l’avoir à plus bas prix », répondit Arctor en se remettant au boulot. « Pas vrai. Jim ?

— Les plants de méthédrine, c’est tout juste si on les distribue pas gratis.

— Mais c’est tout un garage, putain ! protesta Freck. Une véritable usine qui sort un million de cachets à la journée ! Avec tout l’équipement pour le conditionnement. Tout. Tout !

— Pour dix dollars ? demanda Barris, le sourire jusqu’aux oreilles.

— Où il se trouve, ton truc ? ajouta Arctor.

— Pas par ici. » Freck ne se sentait pas à l’aise. « Hé, lâchez-moi un peu, les mecs. »

Barris fit une pause – il en faisait beaucoup dans son travail, et il n’avait pas besoin de public pour cela. « Tu sais, Freck, si tu prends trop de meth, ou si tu te shootes, tu commences à parler comme Donald Duck.

— Et alors ?

— Alors, personne comprend ce que tu racontes. »

Arctor intervint. « Qu’est-ce que tu dis. Barris ? Je comprends rien à ce que tu racontes. »

Visiblement ravi, Barris fit son imitation de Donald Duck. Ça eut l’air de plaire à Freck et à Arctor. Barris continua, s’en prenant finalement au carburateur.

« Que va-t-on faire, au sujet de ce carburateur ? » demanda Arctor, qui ne souriait plus.

Barris reprit sa voix normale, mais sans se départir de son sourire narquois. « Ta buse est tordue. Faudrait refaire tout le carburateur. Sinon, la buse va se bloquer pendant que tu rouleras sur l’autoroute, tu te retrouveras avec un moteur noyé et un type te rentrera dans le cul. Et pour peu que ça dure, tout le carburant qui te lessivera les parois des cylindres chassera la graisse, et tes cylindres seront rayés, foutus. Faudra les réaléser.

— Pourquoi la buse est-elle tordue ? » demanda Arctor.

Barris haussa les épaules sans répondre et continua de démonter le carburateur. Il laissa la question en suspens, car ni Freck ni Arctor ne connaissaient rien à la mécanique, surtout lorsqu’il s’agissait de réparations délicates comme celle-ci.

Vêtu d’une chemise super-chic et d’un jean serré, Luckman surgit de la maison. Il portait des lunettes noires et tenait un livre à la main. « J’ai téléphoné au garage. Ils sont en train de calculer à combien te reviendrait la remise à neuf du carburateur. Ils rappelleront, alors j’ai laissé la porte ouverte.

— Tu pourrais demander qu’on t’installe un modèle à quatre chambres au lieu de tes deux, tant que tu y es, dit Barris. Mais ça veut dire qu’il faudra faire poser un nouveau collecteur. On pourrait s’en procurer un d’occasion pour pas très cher.

— Le ralenti serait trop fort, contra Luckman. Si tu prends par exemple un Rochester à quatre chambres – c’est un truc comme ça que tu avais en tête ? Et les vitesses passeraient mal. La montée des rapports ne se ferait pas.

— On pourrait mettre des gicleurs de ralenti plus petits, suggéra Barris, ça compenserait. Et avec un compte-tours, il pourrait contrôler le régime, de manière que son moteur ne s’emballe pas. Le tachymètre lui indiquerait quand la montée des rapports ne se fait pas. Normalement, dans ces cas-là, il suffit de donner un coup d’accélérateur, si la transmission automatique ne suffit pas. Et je sais où on peut se procurer un compte-tours. En fait, j’en ai un.

— Oui, fit Luckman, mais s’il forçait un peu trop sur le démultiplicateur en cas d’urgence sur l’autoroute, la vitesse ne passerait pas et le moteur s’emballerait au point de faire péter le joint de culasse ou pire, bien pire. C’est tout le moteur qui y passerait. »

Barris fit preuve de patience : « Il serait alerté en voyant l’aiguille du compte-tours s’affoler et réagirait.

— En doublant ? insista Luckman. Pendant qu’il serait en train de doubler un foutu semi-remorque ? Merde, il n’aurait pas le choix : il devrait foncer, et non retomber en arrière, quitte à bousiller le moteur, parce que sinon, il n’arriverait jamais à contourner l’obstacle.

— La vitesse acquise, rétorqua Barris. Dans un véhicule de ce poids, la vitesse acquise lui permettrait de passer, même s’il ralentissait.

— Et dans les montées, dit encore Luckman. La vitesse acquise ne te mène pas très loin quand tu doubles dans une montée. »

Barris se tourna vers Arctor. « Combien est-ce que cette… » Il se pencha pour voir la marque. « Cette Oldsmobile… »

Arctor devança la question. « Environ une demi-tonne. » Charles Freck le vit cligner de l’œil en direction de Luckman.

« Dans ce cas, tu as raison. Un véhicule aussi léger ne lui donnerait pas la force d’inertie suffisante. Encore que… » Il chercha un stylo et un bout de papier. « Une demi-tonne à cent trente kilomètres-heure, ça développe une force égale à… »

Arctor l’arrêta. « Il faut compter une demi-tonne avec les passagers, un réservoir plein et un gros carton de briques dans le coffre.

— Combien de passagers ? » demanda Luckman, sérieux comme un pape.

« Douze.

— C’est-à-dire six à l’arrière et six…

— Non. onze à l’arrière et le chauffeur tout seul devant. Comme ça, vois-tu, il y a plus de poids sur les roues arrière et ça augmente l’effort moteur. Et pas de risque de queue de poisson. »

Barris releva vivement les yeux. « Elle chasse, cette voiture ?

— À moins qu’on ne case onze personnes à l’arrière, dit Arctor.

— Dans ce cas, il vaudrait mieux remplir le coffre de sacs de sable, répliqua Barris. Trois sacs de deux cents livres. Ça permettrait une meilleure répartition des passagers, qui se trouveraient plus à l’aise. »

Luckman surenchérit. « Et pourquoi pas une caisse de six cents kilos d’or ? À la place de trois sacs de…

— Vous allez arrêter un peu de déconner ? coupa Barris. J’essaie de calculer la force d’inertie de cette voiture à cent trente à l’heure.

— Elle ne roulera jamais à cette vitesse, dit Arctor. L’un des cylindres est foutu. Je n’ai pas eu le temps de te le dire. J’ai coulé une bielle hier soir, pendant que je revenais du 7-11.

— Alors qu’est-ce qu’on fout à démonter le carburateur ? s’exclama Barris. C’est toute la culasse qu’il faut enlever. Et peut-être beaucoup plus. En fait, il se peut que tout le bloc soit H.S. C’est pour ça qu’elle refuse de partir. »

Charles Freck s’adressa à Arctor : « Ta voiture refuse de partir ?

— Elle refuse de partir parce qu’on a ôté le carburateur ». fit Luckman.

Cette phrase plongea Barris dans la perplexité. « Pourquoi a-t-on fait ça ? J’ai complètement oublié.

— Pour remplacer les ressorts et autres bricoles, dit Arctor. Pour que ça ne se mette pas encore à déconner en risquant de nous tuer. C’est le mécano d’Union Station qui nous l’a conseillé.

— Si vous arrêtiez un peu de jacasser comme la bande de speedés que vous êtes, lança Barris, ça me permettrait de terminer mes calculs et de vous dire comment cette voiture, pesant tel poids particulier, se comporterait avec un carburateur Rochester à quatre chambres, auquel on aurait adapté comme il se doit des gicleurs de ralenti plus petits. » Il râlait vraiment, à présent. « Alors, BOUCLEZ-LA ! »

Luckman ouvrit son livre et bomba le torse de façon spectaculaire, faisant aussi saillir ses biceps. « Barris, je vais te faire la lecture. » Et il commença, avec beaucoup d’aisance : « Celui à qui il est donné de voir le Christ plus réel que toute autre réalité…

— Hein ? s’exclama Barris.

— … que toute autre réalité de ce monde, le Christ présent partout et toujours plus présent, le Christ, détermination ultime et Principe plasmatique de l’Univers…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Arctor.

— Teilhard de Chardin.

— Luckman, je rêve…

— Celui-là vit en un lieu où la détresse de la multiplicité ne peut l’atteindre, et qui constitue pourtant le plus actif atelier de l’accomplissement universel. » Luckman referma son livre.

Soudain terriblement inquiet, Charles Freck s’interposa entre Barris et Luckman. « Calmez-vous, les gars.

— Ôte-toi du passage, Freck », fit Luckman en ramenant son bras droit près du corps, très bas, comme s’il s’apprêtait à lancer un vaste uppercut en direction de Barris. « Allez, Barris amène-toi, je vais t’étendre pour le compte et jusqu’à demain, histoire de t’apprendre à parler comme ça à ceux qui valent mieux que toi. »

Barris laissa tomber papier et stylo avec un bêlement terrifié et battit une retraite désordonnée vers la maison tout en jetant par-dessus son épaule : « J’entends le téléphone, c’est les types qui rappellent pour le carburateur. »

Ils le regardèrent disparaître par la porte ouverte.

« Je le faisais marcher, dit Luckman en frottant sa lèvre inférieure.

— Et s’il va chercher son flingue avec le silencieux ? » Freck ne se maîtrisait plus. Il se rapprochait par petits pas de sa propre voiture, de manière à se jeter dessous si Barris réapparaissait en ouvrant le feu.

Arctor se tourna vers Luckman. « Allons », dit-il, et les deux hommes se replongèrent dans l’examen de leur véhicule, tandis que Freck continuait à tourner craintivement autour du sien en se demandant ce qui lui avait pris de venir ici aujourd’hui. On était loin de la bonne ambiance habituelle, vraiment très loin. Dès le début, Freck avait senti, sous les plaisanteries, les mauvaises vibrations. Merde, qu’est-ce qui ne tourne pas rond ? se demanda-t-il en prenant place derrière le volant.

Est-ce que ça va devenir dur ici aussi, comme chez Jerry Fabin dans les dernières semaines ? C’était pourtant relaxe, avant, avec tout le monde qui prenait son pied et s’éclatait en écoutant de l’acid rock, les Stones surtout. Donna avec son cuir et ses boots, en train de préparer des capsules ; Luckman roulant des joints et racontant à tout le monde le séminaire qu’il comptait tenir à U.C.L.A., sur l’art de fumer et de rouler – il disait qu’un de ces jours il roulerait le joint parfait, et que ce joint-là serait placé sous verre, conservé dans l’hélium à Constitution Hall avec d’autres pièces aussi importantes qui faisaient partie de l’histoire américaine. Quand j’y repense… même l’autre jour au Fiddler’s avec Barris, même alors, c’était pas comme ça. Tout a commencé avec Jerry, et maintenant ça vient par ici, le même truc qui a bousillé Jerry. Comment des journées, des moments aussi heureux peuvent-ils tourner aussi vite au désastre, et sans raison, sans raison véritable. Simplement – le changement. Causé par rien.

« Je me tire, lança-t-il finalement à Luckman et Arctor, qui le regardaient s’emballer tout seul.

— Non, reste. Hé, mec, fit Luckman, chaleureux, on a besoin de toi. Tu fais partie de la communauté.

— Non, je me casse. »

Barris émergea de la maison, un marteau à la main. « Faux numéro », claironna-t-il en s’avançant très, très prudemment, s’arrêtant de temps à autre pour lancer un coup de périscope. On aurait dit un crustacé géant dans une série B de drive-in.

« Pourquoi le marteau ? fit Luckman.

— Pour réparer le moteur, dit Arctor.

— Je me suis dit que tant qu’à faire je pourrais l’apporter, expliqua Barris en trottant vers l’Oldsmobile, vu que je suis tombé dessus pendant que j’étais dans la maison.

— L’individu le plus dangereux, prononça Arctor, est celui qui a peur de sa propre ombre. » Ce furent les derniers propos qu’entendit Charles Freck avant de s’éloigner, et ils lui donnèrent à réfléchir. Arctor avait-il voulu parler de lui ? Il eut honte. Mais enfin, merde, pourquoi traîner dans le coin quand le trip tourne aussi mal ? Qu’est-ce que ça a de dégonflé ? Pas participer aux mauvais trips, mec, voilà la règle, dut-il se rappeler : c’était sa devise. Qui veut de ça ? Mais ça lui faisait mal, vraiment mal, de laisser les autres après avoir vu leur ciel s’assombrir, et il se demanda encore pourquoi, qu’est-ce que ça voulait dire, et il lui vint à l’idée que peut-être les choses iraient mieux à nouveau, et ça le réconforta. Au point qu’il se projeta un court-métrage tout en manœuvrant pour éviter les voitures invisibles des flics :

 

ET ILS SE TROUVAIENT TOUS LÀ,

RÉUNIS COMME AVANT

 

Tous, même ceux qui étaient morts ou complètement cramés, comme Jerry Fabin. Ils se trouvaient tous là, baignés par une belle lumière blanche qui n’était pas celle du jour, mais plus belle encore, comme une mer qui s’étendait sous eux mais qui les recouvrait aussi.

Donna et une paire de filles, tellement désirables – elles portaient des corsages à dos nu et des shorts, et pas de soutien-gorge. Il entendait de la musique, mais sans pouvoir reconnaître quelle plage de quel album. Hendrix, peut-être ! Oui, un vieux morceau de Hendrix, et puis soudain ce fut J.J. Tous : Jim Croce et J.J., mais surtout Hendrix. « Avant ma mort, murmurait Hendrix, laissez-moi mener ma vie comme je le veux », et la séquence-fiction creva comme un ballon, car il avait oublié que Hendrix était mort, et aussi comment lui et Joplin étaient morts, sans parler de Jim Croce. Surdose de poudre pour Hendrix et J.J., deux êtres comme ceux-là, deux humains scandaleux, et il se rappela que le manager de Janis ne lui donnait jamais que deux cents tickets de temps à autre ; elle ne pouvait pas disposer du reste, de ce qu’elle avait gagné, à cause de son habitude. Et puis il entendit résonner dans sa tête la clameur de Janis « All is loneliness » et se mit à pleurer. Et rentra chez lui comme ça.

 

Assis dans son living avec ses copains, Robert Arctor se creusait la cervelle afin de savoir s’il lui fallait un carburateur neuf, un carburateur retapé ou un ensemble bricolé carburateur-collecteur. Il sentait tout autour de lui la présence électronique des holocaméras qui balayaient silencieusement la pièce, et ça lui faisait du bien.

« Tu me parais plutôt relaxe, remarqua Luckman. Moi, je ne serais pas tellement épanoui à l’idée de douiller cent mille balles.

— J’ai décidé de croiser dans les parages jusqu’à ce que je repère une Oldsmobile du même modèle. Je lui faucherai son carburateur sans débourser un rond. Comme tout le monde.

— Et surtout comme Donna, approuva Barris. J’aurais préféré qu’elle ne se soit pas trouvée là pendant notre absence, l’autre jour. Donna pique tout ce qu’elle peut transporter, et si elle ne peut pas le transporter, elle fait appel aux petits copains de sa bande qui s’amènent et le portent pour elle.

— Je vais te raconter une histoire au sujet de Donna, dit Luckman. Un jour, Donna met cent balles dans un distributeur automatique de timbres. Mais la machine était pétée, et voilà qu’elle se met à lui dérouler des timbres à n’en plus finir. Donna se retrouve avec des timbres plein son filet à provisions. Et ça continue. D’un seul coup, elle possède – ses petits copains ont fait le compte après – plus de dix-huit cents timbres américains à quinze cents. O.K. très bien, mais qu’est-ce que Donna Hawthorne va faire de tout ça ? Elle n’a jamais écrit une lettre de sa vie, sauf à son avocat pour engager des poursuites contre un gars qui l’avait escroquée dans un deal.

— Donna ? s’exclama Arctor. Elle a un avocat pour s’occuper de défauts de paiement dans une transaction illégale ? Comment est-ce possible ?

— Elle doit se contenter de prétendre que le mec lui doit du blé.

— Mais tu imagines une lettre du type payez-ou-je-vous-traîne-devant-les-tribunaux à propos d’un deal ? » Arctor était complètement ébloui, mais Donna lui faisait souvent cet effet-là.

« Bref, enchaîna Luckman, la voilà avec son filet plein à ras bord, au moins mille huit cents timbres, et sans savoir qu’en foutre. Impossible de les revendre à l’administration des Postes. D’ailleurs, quand les mecs des Postes viendraient regarnir l’appareil, ils verraient tout de suite que ça déconnait, et la personne qui se présenterait à leurs guichets avec tous ces timbres à quinze cents, surtout en ruban – merde, ils sont quand même pas cons ; en fait, ils la guetteraient au tournant, Donna, pas vrai ? Alors elle se met à cogiter – après avoir chargé les timbres sur sa MG et levé le camp naturellement – et soudain, idée : elle téléphone à quelques-uns de ces freaks avec qui elle travaille, et elle les fait venir avec une espèce de foret, un brise-béton hydraulique à silencieux, un vrai bijou qu’ils ont aussi dû piquer quelque part, fais-leur confiance, et ils vont enlever le distributeur du trottoir au beau milieu de la nuit, ils le chargent à l’arrière de leur Ford Ranchero (fauchée, probablement) et le rapportent chez Donna. À cause des timbres.

— Tu veux dire qu’elle a revendu les timbres directement ? demanda Arctor, aux anges. Depuis le distributeur ? Un par un ?

— Ils ont remonté – enfin, c’est ce que j’ai entendu dire – ils ont réinstallé le distributeur à un carrefour très passant, mais dans un petit coin peu visible où un camion postal ne risquerait pas de le remarquer, et ils l’ont remis en service.

— Ils auraient mieux fait de se contenter de démolir la caisse, dit Barris.

— Les voilà donc vendeurs de timbres. Ça dure quelques semaines, le temps que le distributeur soit à sec, ce qui devait bien finir par arriver. Alors, que faire ? J’imagine la cervelle de Donna en train de carburer pendant toutes ces semaines, cette cervelle de petite paysanne âpre au gain… sa famille est de souche paysanne et vient de je ne sais plus quel pays d’Europe. En tout cas, le temps que le machin tombe en panne de timbres, Donna a déjà décidé de le recycler dans la distribution de boissons non alcoolisées, qui dépend aussi des Postes. Mais c’est sévèrement gardé. Ce genre d’histoire peut t’envoyer au trou pour un bon bout de temps.

— C’est vrai ? demanda Barris.

— Qu’est-ce qui est vrai ? répondit Luckman.

— Cette fille est dingue. Il faudrait la commettre d’office à un asile. Vous rendez-vous compte que nos impôts à tous ont été augmentés du fait qu’elle a volé ces timbres ? » Barris râlait à nouveau.

« Écris au gouvernement pour le leur expliquer, suggéra Luckman, le visage figé par le dégoût que lui inspirait Barris. Et demande un timbre à Donna pour ta lettre. Elle t’en vendra un.

— Au prix fort », jeta Barris, tout aussi furieux.

Les holocaméras enregistrent des kilomètres et des kilomètres de ça, songea Arctor. Pas des kilomètres de film mort : des kilomètres de film flippé.

Ce n’était pas ce qui se passait tant que Robert Arctor se trouvait dans le champ des holocaméras qui comptait, se dit-il ; c’était ce qui se passait – du moins pour lui… – pour qui ?… pour Fred – quand il se trouvait ailleurs ou qu’il dormait, et que les autres passaient devant l’objectif. Donc je devrais me tirer en laissant tous ces mecs ici et en faire venir d’autres que je connais. Je devrais ouvrir ma porte à tout le monde, à partir de maintenant.

Et puis il lui vint une pensée pas très belle. Supposons que Donna figure sur ces bandes – supposons que je la voie, seule, ouvrant la fenêtre au moyen d’un couteau ou d’un manche de cuillère, et se glissant dans la maison pour voler ou détruire tout ce que je possède. Une autre Donna : telle qu’elle est réellement, ou du moins telle qu’elle est lorsque je ne peux pas la voir. Le coup de « lorsqu’un arbre tombe dans la forêt ». Comment est Donna quand il n’y a personne pour l’observer ?

La fille douce, super-douce, que je connais se transforme-t-elle instantanément ? L’astuce devient-elle sournoiserie ? Serai-je le témoin d’un changement qui fera sauter mes fusibles ? Chez Donna, Luckman, ou aucun de ceux qui me sont chers ? Voire chez un chien ou un chat favori, pendant qu’on est sorti… imagine ton chat en train de vider une taie d’oreiller puis d’y fourrer tous tes objets de valeur : pendule électrique et radio de chevet, rasoir, tout ce que la taie peut contenir : c’est un tout autre chat qui écume ta maison quand tu n’es pas là ; il te pique tout et va le mettre au clou ; il allume tes joints ou se met à marcher au plafond ; il appelle des gens par l’interurbain histoire de saler ta note de téléphone… et Dieu sait quoi. Un vrai cauchemar, un monde inquiétant de l’autre côté du miroir, l’envers terrifiant d’une ville normale, avec des créatures méconnaissables qui rampent dans les coins ; Donna à quatre pattes en train de manger dans la soucoupe des bêtes… tous les trips psychédéliques que tu peux imaginer : les plus sauvages, les plus obscurs, les plus horrifiants.

Pendant qu’on y est, qui te dit que Bob Arctor ne se lève pas la nuit pour faire ce genre de truc ? Il a des rapports sexuels avec le mur ; les freaks les plus bizarres font leur apparition, toute une bande de types qu’il n’a jamais vus auparavant ; ils ont des têtes qui tournent à 360 degrés, comme les hiboux. Les micros cachés surprendront les moindres détails de leurs complots déments pour faire sauter les toilettes messieurs de la station-service Standard en remplissant la cuvette des w.-c. de plastic – Dieu sait dans quel but conçu par leurs cerveaux carbonisés. Et ça recommence peut-être toutes les nuits pendant qu’il croit dormir – et le jour quand il se croit sorti.

Bob Arctor pourrait bien en apprendre plus long à son propre sujet qu’il n’est prêt à le supporter, et plus qu’il ne le désire à propos de Donna et de son petit blouson de cuir, de Luckman et de ses fringues sophistiquées, et, oui, même de Barris – peut-être que Barris s’endort quand personne n’est là, et qu’il dort jusqu’à ce que quelqu’un soit de retour.

Non, peu probable. Ce serait plutôt dans le genre de Barris d’aller fouiller dans le bordel qui encombre sa chambre – sa chambre pour la première fois épiée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme le reste de la maison – et d’en tirer un émetteur clandestin afin d’envoyer un mystérieux signal aux mystérieux fils de pute avec lesquels il trame d’habitude le genre de petit complot dont sont coutumiers les gens tels que lui. Une autre branche du service ?

À propos du service, Hank et son équipe ne seraient pas très heureux si Bob Arctor quittait son domicile et ne montrait plus jamais le bout de son nez sur un holofilm, maintenant que les appareils de contrôle continu avaient été installés à grands frais et avec beaucoup de soin. Donc, Arctor ne pouvait pas s’absenter afin de favoriser son plan personnel d’espionnage aux dépens du leur. Après tout, ils payaient la note.

Dans le script qu’on allait tourner, il lui faudrait tenir le rôle de la vedette en permanence. Arctor, Actor, songea-t-il. Bob l’Acteur est pourchassé, lui qui est El Primo chasseur.

Il paraît qu’on ne reconnaît jamais sa propre voix quand on l’entend pour la première fois sur un enregistrement, et le même phénomène se produit quand on découvre sa physionomie sur vidéo ou holofilm 3D. Vous vous preniez pour un grand baraqué aux cheveux noirs, et voilà que vous retrouvez petite maigrichonne sans cheveux du tout… est-ce comme ça que ça se passe ? Mais je suis sûr de reconnaître Bob Arctor, ne serait-ce que par ses vêtements, ou tout bêtement par élimination. Si ça vit ici et que ça n’est ni Barris ni Luckman, ça doit être Arctor. À moins que ce ne soit un chien ou un chat. Je suis un pro, j’ai de l’entraînement, j’essaierai de reconnaître ce qui marche sur les pattes arrière.

Arctor prit la parole. « Hé, Barris, je vais faire un tour, histoire de voir si je peux me décrocher quelques amphés. » Puis il fit celui qui se rappelle tout d’un coup que sa voiture est H.S. « Dis donc, Luckman, est-ce que ta Falcon est en état de rouler ?

— Non, fit Luckman après avoir considéré la question d’un air méditatif. Je pense pas.

— Puis-je emprunter la tienne, Jim ?

— Je me demande… si tu saurais manœuvrer ma voiture. »

C’était la même levée de bouclier dès que quelqu’un essayait de lui emprunter sa tire. Barris prétendait avoir fait apporter des modifications secrètes aux endroits suivants :

a) suspension

b) moteur

c) transmission

d) pont arrière

e) groupe motopropulseur

f) circuit électrique

g) pont avant et direction

h) sans parler de la montre de bord, de l’allume-cigare, du cendrier, de la boîte à gants. Surtout la boîte à gants, qui était toujours fermée. Et la radio, qui avait été subtilement modifiée (mais il n’expliquait jamais comment ni pourquoi). Quand on captait un poste, on n’entendait que des blips espacés d’une minute. Toutes les touches ne vous donnaient que cette unique émission dépourvue de sens, et bizarrement, on n’entendait jamais de rock. Parfois, quand ils accompagnaient Barris pour un deal et qu’il sortait de la voiture, Arctor s’amusait à mettre cette station très fort, en réglant le poste d’une certaine façon. Dès qu’on touchait à la radio en son absence. Barris devenait incohérent et refusait d’ouvrir le bec sur le chemin du retour. Il ne donnait jamais la moindre explication. Quand elle était réglée sur cette fréquence, la radio émettait sans doute en direction :

a) des autorités

b) d’une organisation politique paramilitaire

c) du Syndicat

d) d’extra-terrestres dotés d’une intelligence supérieure.

« Ce que je veux dire, fit Barris, c’est qu’en vitesse de croisière, elle…

Luckman le coupa brutalement. « Eh, merde ! Ce n’est jamais qu’une six-cylindres ordinaire, bougre de con. Quand on se gare dans le bas de L.A., c’est le gars du parking qui la conduit. Alors pourquoi pas Bob, espèce d’enculé ? »

Bob Arctor avait ses petits gadgets, lui aussi. Il avait fait trafiquer son autoradio, mais ne s’en vantait pas. D’ailleurs, l’initiative venait de Fred. Ou de quelqu’un d’autre, en tout cas les résultats étaient comparables à ceux que Barris se vantait d’obtenir grâce à son bricolage électronique – et qui ne correspondaient pas toujours à la vérité.

Un exemple : chaque voiture de la police émet des parasites sur tout le spectre, qu’on attribuerait sur la radio de n’importe quel véhicule civil à une défaillance des antiparasites pour bougies. Comme si l’allumage était défectueux. Mais Bob Arctor, en tant qu’officier assermenté, avait hérité d’un gadget qui, une fois mis en place, lui apprit énormément de choses, alors que les mêmes bruits ne signifiaient rien pour la plupart des gens – qui ne se doutaient même pas que ces parasites pussent dissimuler des informations. Ces interférences apprenaient à Bob Arctor, premièrement, quelle distance séparait sa voiture de celle des policiers, deuxièmement, de quelle police il s’agissait : municipale, du comté, de la route, fédérale, etc. Et il captait lui aussi les blips minutés qui servaient de chronomètre pour les véhicules à l’arrêt : les occupants savaient depuis combien de temps ils attendaient sans avoir à consulter leur montre-bracelet, geste qui pouvait attirer l’attention. Cela se révélait fort utile lorsqu’il s’agissait, par exemple, de donner l’assaut à une maison au bout de trois minutes exactement. Le zt zt zt de l’autoradio servait de minuteur.

Il y avait aussi, il ne l’ignorait pas, la station commerciale émettant sur modulation d’amplitude qui jouait les hit-parades entrelardés du bavardage des disc-jockeys – qui était parfois un drôle de bavardage. Quand vous accrochez une station comme ça en voiture, vous n’y prêtez qu’une oreille distraite ; vous vous dites encore de la muzak et du baratin de présentateur. Il y a donc peu de chance que vous saisissiez l’instant précis où le disc-jockey, du même ton jacasseur et confidentiel qu’il utilise pour annoncer : « Et maintenant, à la demande de Phil et Jane, le nouveau simple de Cat Stevens », vous dit quelque chose comme : « Ordre au véhicule bleu de rouler deux kilomètres vers le nord, jusqu’à Bastanchury, tandis que les autres unités… » et ainsi de suite. Arctor avait transporté pas mal de monde à bord de sa voiture, garçons et filles, et parfois, lorsqu’un important coup de filet se préparait, il avait dû rester à l’écoute de ces informations policières clandestines, mais il ne se rappelait pas que quelqu’un eût jamais rien remarqué. Ou si cela s’était produit, les gens avaient dû mettre la chose sur le compte de la défonce ou de la paranoïa.

Il connaissait également l’existence des nombreuses voitures banalisées (souvent de vieilles Chevrolet) équipées de bandes de rallye. Elles étaient toujours conduites à fond de train par des types méchamment dans le vent, mais Arctor, à l’écoute des parasites « spéciaux » de sa radio, savait les repérer dès que l’un d’eux lui tournait autour ou filait en le laissant sur place. Il savait aussi les ignorer.

Et lorsqu’il réglait prétendument sa radio sur modulation de fréquence, il pouvait obtenir une autre station à moudre de la muzak, dont le tapage constant servait de brouillage : en réalité, tous les propos tenus par ses passagers dans ces moments-là étaient captés par le microémetteur dissimulé à l’intérieur de son poste et transmis aux autorités. Quant à cette station un peu spéciale, même au volume maximal, les policiers ne la recevaient pas ; la grille l’éliminait.

Ce que Barris prétendait posséder ressemblait jusqu’à un certain point à l’équipement radio de l’agent secret Bob Arctor ; mais Arctor n’avait pas jugé utile d’étendre les modifications de son véhicule à la suspension, au moteur, à la transmission, etc. Ça manquait de classe et c’était bien trop évident. De plus, rien n’empêchait les milliers de dingues de la bagnole de bricoler leur engin d’une façon aussi spectaculaire. En conséquence, Arctor avait simplement demandé les crédits nécessaires à l’installation d’un moulin assez puissant, et il s’en tenait là. Les modèles de haute puissance se valent tous, et chacun est capable de doubler l’autre ; les Ferrari possèdent une suspension, une manutention et une direction qu’aucune « modification secrète » ne saurait égaler, alors à quoi bon ? Et les flics ne conduisent pas des voitures de sport, même bon marché. Les Ferrari, n’en parlons pas. En fin de compte, c’est l’habileté du chauffeur qui fait la différence.

Arctor devait tout de même à sa fonction officieuse un autre avantage d’ordre technique : des pneus très inhabituels. Un progrès sur les Michelin X d’il y a quelques années, qui possédaient des bandes d’acier ; ceux-ci étaient tout métal ; ils s’usaient vite, mais compensaient ce défaut par la vitesse, la puissance d’accélération. Ils coûtaient cher, mais Arctor les obtenait pour rien du service d’affectation dont il dépendait (et qui, à la différence de la paierie, ne se déguisait pas en fontaine à Dr Pepper). Le système fonctionnait de façon satisfaisante, mais Arctor ne parvenait à débloquer des crédits qu’en cas d’absolue nécessité. Les pneus, il les montait lui-même quand personne ne l’observait. Pareil pour le bricolage radio.

La seule crainte, au sujet de la radio, ne concernait pas la découverte éventuelle du secret par un Barris quelconque, mais le vol pur et simple. Du fait de ses modifications, c’était un objet particulièrement coûteux et, en cas de disparition, Arctor aurait à rendre des comptes.

Naturellement, il gardait une arme à bord. Au milieu de son trip extravagant, Barris n’aurait jamais songé à la cachette choisie par Arctor. Il aurait décrété qu’il fallait trouver une planque exotique : l’intérieur de la colonne de direction ou quelque compartiment secret. Ou encore au bout d’un fil dans le réservoir d’essence, en souvenir du sachet de cocaïne caché là par les motards d’Easy Rider – soit dit en passant, c’est la pire planque imaginable sur un chopper. Tous les flics qui ont vu le film ont saisi d’entrée ce que des psychiatres malins ont laborieusement reconstruit : les deux mecs voulaient être pris, et même tués si possible. Le revolver était dans la boîte à gants de sa voiture.

Toutefois, les inventions pseudo-sophistiquées dont Barris équipait, au moins en paroles, sa voiture correspondaient probablement dans une certaine mesure à la réalité, car beaucoup des gadgets adaptés à la radio d’Arctor faisaient partie de la routine ; leur utilisation avait été expliquée lors de débats télévisés de fin de soirée par des experts en électronique qui avaient contribué à leur mise au point, ou les connaissaient par la presse spécialisée, ou s’étaient fait virer des labos de la police et le digéraient mal. Résultat : l’individu moyen (ou, comme disait Barris à sa manière hautaine et faussement éduquée, l’individu moyen typique) savait bien à cette heure qu’aucune voiture de flics n’irait se risquer à intercepter une Chevrolet 57 bricolée et ornée de bandes de rallye, conduite par un teenager apparemment défoncé, sous peine de découvrir qu’il venait d’arrêter un agent secret des stups lancé à la poursuite de son gibier. L’individu moyen, aujourd’hui, comprenait donc sans peine pourquoi tous ces véhicules des stups, lancés à tombeau ouvert, effrayant les vieilles dames et suscitant des lettres d’indignation des straights, passaient leur temps à se signaler réciproquement leur identité… et qu’est-ce que ça changeait ? Le changement – et il serait redoutable – pourrait survenir si les voyous, les fanas de la vitesse, les motards, et surtout les pushers et les trafiquants parvenaient à fabriquer ces appareils sophistiqués et à en équiper leurs véhicules.

Ce jour-là, ils se tireraient à l’aise et sans être inquiétés.

« Eh bien, j’irai à pied », dit Arctor. C’était d’ailleurs ce qu’il voulait faire ; il venait juste d’éprouver Barris et Luckman. Il fallait qu’il parte à pied.

« Où vas-tu ? demanda Luckman.

— Chez Donna. » S’y rendre à pied relevait du défi ; en disant cela, il savait qu’aucun des deux hommes ne proposerait de l’accompagner. Il enfila son manteau et se dirigea vers la porte. « À plus tard, les mecs.

— Ma voiture… » Barris insistait pour justifier sa dérobade.

« Si j’essayais de conduire ta voiture, fit Arctor, j’appuierais sur la mauvaise commande et je me retrouverais en train de flotter au-dessus de la banlieue sud de L.A. comme le ballon de Goodyear. On irait me faire déverser du borate sur les incendies de puits de pétrole.

— Je suis heureux que tu comprennes mon point de vue », grommelait encore Barris au moment où Arctor referma la porte.

Installé devant le cube holographique de Moniteur Deux, Fred en complet brouillé observait passivement l’hologramme qui ne cessait de changer de forme sous ses yeux. Dans le reste de l’appartement, d’autres épieurs épiaient d’autres holos, des play-back pour la plupart. Fred, lui, suivait le déroulement d’un holo en direct. La scène passait à l’enregistrement en ce moment même, mais Fred avait sauté toute la bande déjà stockée pour capter ce qui lui parvenait à cet instant précis de la maison prétendument délabrée de Bob Arctor.

À l’intérieur de l’hologramme-couleur sur large bande à très haute définition, on distinguait Barris et Luckman. Assis sur la meilleure chaise du living, Barris se tenait penché au-dessus de la pipe à hasch qu’il fabriquait depuis plusieurs jours. Son visage était l’image de la concentration, tandis qu’il enroulait un fil blanc autour du fourneau. Installé à la table basse, Luckman avalait à grosses bouchées maladroites le contenu de son plateau-télé Swanson au poulet tout en regardant un western. Quatre boîtes de bière – vides – écrasées par sa grosse patte traînaient déjà sur la table et il venait d’en saisir une cinquième – à moitié pleine – qu’il renversa puis rattrapa en jurant. À ce bruit, Barris releva la tête et le regarda comme Mime dans Siegfried, puis il replongea dans son ouvrage.

« Putain de programme », gargouilla Luckman, la bouche pleine. Soudain, il laissa tomber sa cuillère et se leva d’un bond, chancela, pivota, tituba vers Barris – il avait la bouche ouverte, sa bouffe à demi mastiquée cascadait sur ses vêtements et tombait par terre où les chats l’attendaient déjà.

Barris s’interrompit une nouvelle fois pour observer le phénomène. Frénétique, Luckman émettait à présent des gargouillements atroces ; d’un revers de main, il balaya la table basse et tout le plateau dégringola dans un fracas de fer-blanc. Les chats filèrent comme des flèches. Barris ne remuait pas un cil. Luckman roula jusqu’à la cuisine, où Moniteur Un prit le relais. Terrifié, Fred vit Luckman tâtonner dans la pénombre, s’emparer d’un verre et tenter d’ouvrir le robinet de l’évier. Fred se leva d’un bond. Il repassa à Moniteur Deux et resta médusé : Barris, qui n’avait pas bougé d’un pouce, se remettait à enrouler avec application son fil blanc autour du fourneau de la pipe. Il ne releva pas les yeux.

La bande-son diffusait une angoissante cacophonie : bruits de suffocation, tintamarre furieux de la batterie de cuisine frappant les murs et le sol à mesure que Luckman balançait pots et casseroles dans l’espoir d’attirer l’attention de Barris. Mais celui-ci, dans l’autre pièce, s’appliquait à son ouvrage sans se troubler le moins du monde.

Retour à Moniteur Un : Luckman s’écroulait sur le sol de la cuisine, pas lentement, en pliant d’abord les genoux, mais d’un seul coup, avec un bruit mou. Il resta étendu les bras en croix. Barris façonnait toujours sa pipe, mais à présent il souriait en biais, un sourire sournois.

Debout devant ses cubes holo, Fred ne savait plus si ce spectacle le paralysait ou déchaînait sa fureur. Il tendit le bras pour s’emparer du téléphone relié à la police, s’interrompit, resta la main en l’air.

Plusieurs minutes s’écoulèrent sans le moindre changement : Luckman au tapis et Barris penché sur son ouvrage comme une vieille dame sur son tricot, avec ce mauvais sourire qui ne quittait pas ses lèvres ; soudain, il mit la pipe de côté, se leva et contempla attentivement la forme inerte de Luckman, le verre brisé à côté de lui, les débris de vaisselle et les casseroles. D’un seul coup. Barris afficha les signes d’une panique simulée : il arracha ses lunettes, roula des yeux effarés, agita les bras pour traduire son impuissance, se mit à courir en tous sens comme un poulet affolé, fonça vers Luckman, s’arrêta à quelques centimètres du corps, puis, hors d’haleine, fit demi-tour.

Il répète son numéro, se dit Fred. Il répète le numéro du mec qui vient d’arriver sur les lieux et de faire l’horrible découverte. Sur Moniteur Deux, Barris, le visage cramoisi, haletait et se tordait. Il se décida enfin à clopiner jusqu’au téléphone, qu’il souleva d’une main tremblante… ne venait-il pas de trouver son copain Luckman étendu sur le carreau, apparemment étouffé par une bouchée avalée de travers ? Sans personne qui pût l’entendre ou lui porter secours ? À présent, Barris se démène comme un beau diable pour trouver de l’aide. Trop tard.

Barris parlait dans le combiné, sa voix était bizarrement aiguë : « Opératrice ? Je voudrais – appelle-t-on ça la brigade résurrectionnelle ou l’équipe volante du bouche à bouche ? »

Le téléphone était sur table d’écoute et Fred put capter la réponse : « Que se passe-t-il, monsieur ? Quelqu’un qui n’arrive plus à respirer ? »

La voix de Barris avait repris son timbre normal : une voix grave, calme, docte et professionnelle, mais consciente de la gravité de la situation et du peu de temps disponible. « C’est, je crois, un arrêt du cœur. À moins qu’il ne s’agisse d’une aspiration involontaire du bol alimentaire par…

— Quelle adresse, monsieur ? coupa l’opératrice.

— L’adresse. Eh bien voyons, l’adresse est…

— Bon Dieu de merde ! » cria Fred, qui n’en pouvait plus.

Tout à coup. Luckman se souleva avec un tressaillement ; son corps fut agité de spasmes et il vomit tout ce qui lui obstruait la gorge, puis ouvrit des yeux gonflés et tout égarés.

« Heu, il semble que tout aille bien à présent, annonça doucement Barris. Je vous remercie, nous n’aurons pas besoin d’aide, en fin de compte. » Il raccrocha rapidement.

« Seigneur, grasseya Luckman en se redressant. Merde. » Il sifflait comme un asthmatique, toussait et respirait péniblement.

« Tu te sens bien ? fit Barris, plein de sollicitude.

— J’ai dû m’étouffer. Est-ce que j’ai tourné de l’œil ?

— Pas exactement, mais tu as dû passer pendant quelques secondes à un autre niveau de conscience. Probablement en ondes alpha.

— Merde, je m’en suis foutu partout ! » Luckman parvint à se relever tout à fait. Gagné par une sorte de vertige, il chancela et dut s’appuyer au mur. Ses jambes étaient encore faibles. « Quel dégénéré je suis en train de devenir. » Le dégoût perçait dans sa voix. « On dirait un vieil alcolo. » Il marcha péniblement jusqu’à l’évier et commença à se laver.

Tout en le suivant des yeux, Fred sentit la peur refluer. Luckman allait s’en tirer. Mais Barris ! Quelle sorte de mec était-ce donc ? Si Luckman en réchappait, ce n’était pas grâce à lui. Quel taré ! Dans quel trip promène-t-il sa tête, pour agir comme ça ?

« Il y a de quoi claboter, avec un truc pareil », fit Luckman en s’aspergeant le visage.

Barris sourit.

« Je dois être vachement costaud », constata Luckman, qui buvait à présent de l’eau à grosses lampées. « Qu’est-ce que tu foutais pendant que j’étais par terre, Barris ? Tu te branlais ?

— Tu m’as vu en train de téléphoner. J’essayais de faire venir le SAMU. Je me suis mis en mouvement dès que…

— Des queues, oui ! Luckman engloutit une autre tasse d’eau fraîche. Tu veux que je te dise ce que tu ferais, si tu me voyais en train de claboter ? Tu me piquerais mon stock. Et même, tu me ferais les poches.

— N’est-ce pas étrange, fit Barris, de constater les limitations de l’anatomie humaine ? Le fait que l’air et la nourriture doivent emprunter un passage commun, de sorte que le risque… »

Luckman lui coupa la parole d’un bras d’honneur.

 

Hurlement de freins. Coup d’avertisseur. Bob Arctor lève la tête et scrute le crépuscule grouillant de véhicules. Près du trottoir, une voiture de sport qui tourne au ralenti, et dedans, une fille qui lui fait signe.

C’était Donna.

« Ça alors », dit-il en s’approchant de la bordure du trottoir.

Donna ouvrit la portière de sa MG. « Je t’ai fait peur ? Je t’ai croisé alors que j’allais te voir. J’ai mis une minute à comprendre que c’était toi, j’ai fait demi-tour et me voici. Monte. »

Il obéit et referma la portière.

« Que fais-tu dehors à rôder si tard ? demanda-t-elle. Ta voiture n’est pas encore réparée ?

— Je viens d’avoir un flash dément. Pas comme une séquence-fiction. Juste…

— J’ai ta marchandise.

— Quoi donc ?

— Mille cachets de Mort.

— De Mort ?

— Oui, de Mort premier choix. Allons-y. » Elle passa en première et rejoignit la circulation ; il ne lui fallut pas une minute pour rouler trop vite.

Donna roulait toujours trop vite, et ne respectait pas les distances entre véhicules, mais c’était une experte.

« Foutu Barris ! se dit-il. Tu sais comment il fonctionne, celui-là ? Il ne tue pas les gens dont il souhaite la mort ; non, il se contente d’attendre que se présente une situation où les gens risquent leur peau et il reste assis les bras croisés à les regarder crever. En fait, il provoque ces situations, mais sans se mouiller. Je ne sais pas comment. En tout cas, il s’arrange pour que les autres aient une chance d’y rester. » Il se tut un moment avant d’ajouter pour lui-même, « Barris n’irait pas coller un pain de plastic dans ta voiture et le relier à l’allumage, oh non, ce qu’il ferait…

— As-tu l’argent ? Pour la dope. Elle est vraiment primo, et j’ai besoin de ce blé. J’en ai besoin ce soir, pour me procurer d’autres trucs.

— Oui, je l’ai. » Les billets se trouvaient dans son portefeuille.

« Je n’aime pas Barris. Et je ne lui fais pas confiance. Il est cinglé, tu sais. Et quand tu es avec lui, tu deviens cinglé aussi. Tout seul, tu es normal. En ce moment, tu es cinglé.

— Moi ?

— Oui.

— Eh ben. Ça alors. » Il ne savait que répondre. Surtout que Donna avait toujours raison.

« Dis, tu pourrais m’emmener à un concert de rock ? » Elle parut s’animer tout à coup. « La semaine prochaine, à l’Anaheim Stadium. Tu peux ?

— C’est vendu », fit-il mécaniquement. Soudain, il comprit ce que cela signifiait : Donna lui avait demandé de sortir avec elle. « Et comment ! » s’exclama-t-il. Le sang circulait à nouveau dans ses veines. La petite brune dont il était si fort amoureux venait encore une fois de lui redonner goût à la vie. « Quel soir ?

— C’est dimanche après-midi. J’apporterai un peu de ce hasch sombre et on se chargera à bloc. Personne ne remarquera ; il y aura des milliers de freaks. » Elle l’inspecta d’un œil critique. « Mais je veux que tu te sapes bien. Pas de ces fringues miteuses que tu portes parfois. Ce que je veux dire… » Sa voix s’adoucit. « Je veux que tu aies l’air cool, parce que tu es cool.

— D’accord. » Il était aux anges.

« Je nous ramène chez moi. Tu as l’argent, tu vas me le donner et on prendra quelques doses. On planera gentiment, et si tu sors nous acheter une flasque de Southern Comfort, on pourra se bourrer en même temps.

— Chouette. » Il le pensait sincèrement.

« Ce que j’aimerais vraiment faire ce soir, ce serait d’aller dans un drive-in. J’ai regardé les programmes et je n’ai rien trouvé de terrible, sauf au Torrance, seulement c’est déjà commencé depuis cinq heures et demie. Pas de pot. »

Il consulta sa montre. « Alors, on a raté…

— Non. On pourrait encore voir l’essentiel. » Elle coupa le moteur et le regarda en souriant tendrement. « Ils font une nuit blanche avec toute la série de La Planète des singes. Les onze films ; de cinq heures et demie à huit heures demain matin. J’irai bosser directement après la séance, alors je vais me changer tout de suite. On passera la nuit au drive-in à planer et à picoler. Ça te plaît, non ? » Elle lui jeta un regard d’encouragement.

« Toute la nuit, répéta-t-il.

— Dis oui, dis oui. » Elle s’éjecta d’un bond et fit le tour de la voiture pour l’aider à s’extraire de son siège. « Quand as-tu vu toute la série de La Planète des singes pour la dernière fois ? J’ai vu la plupart au début de l’année, mais je me suis sentie mal vers la fin et j’ai dû partir. À cause d’un sandwich-jambon qu’ils m’ont vendu au drive-in. Ça m’a vraiment fait râler ; j’ai raté le dernier film, celui où ils expliquent que tous les grands personnages de l’histoire, de Lincoln à Néron, étaient en réalité des singes et qu’ils ont tout contrôlé depuis le début. C’est pour ça que j’ai tellement envie d’y retourner. » Elle baissa la voix en approchant de sa porte. « Ils m’ont vraiment arnaquée en me vendant ce sandwich, alors moi – tu ne me dénonceras pas – quand je suis retournée là-bas, ça se passait au drive-in de La Habra, j’ai collé une pièce tordue dans la fente du distributeur, et aussi dans quelques autres appareils, pour faire bonne mesure. Moi et Larry Tilling – tu te souviens de Larry, je sortais avec lui ? – on a tordu tout un tas de pièces de vingt-cinq et cinquante cents en utilisant l’étau de son établi et une grosse clé. Je me suis assurée que tous les distributeurs appartenaient à la même firme et on en a bousillé un sacré paquet, presque tous, à vrai dire. Si ça se savait… » Dans la lumière déclinante, elle ouvrit sa porte, lentement et avec application.

« Ça ne rapporte pas de t’arnaquer, Donna. » Ils pénétrèrent dans son petit appartement propret.

« Ne marche pas sur mon tapis de peluche, dit-elle.

— Où, alors ?

— Reste sur place, ou bien marche sur les journaux.

— Donna…

— Ne viens pas me chercher d’histoires parce que je te demande de marcher sur les journaux. Tu sais combien ça m’a coûté, le shampooing de ce tapis ? » Elle dégrafa son blouson.

« Radine » Il ôta son manteau. « Radine comme une vieille paysanne française. Est-ce qu’il t’arrive jamais de jeter quelque chose ? Est-ce que tu conserves les vieux bouts de ficelle trop courts pour… »

Donna se débarrassa de son blouson et secoua ses longs cheveux noirs. « Un de ces jours, je me marierai, et j’aurai besoin de tout ça, de tout ce que j’ai pu mettre de côté. Quand on se marie, on a besoin d’une foule de choses. Tu as vu cette grande glace, dans la cour voisine ? Il a fallu se mettre à trois pendant plus d’une heure pour la faire passer par-dessus la barrière. Un jour…

— Combien de ce que tu possèdes a été acheté, et combien a été volé ?

— Acheté ? » Elle le dévisagea d’un air incertain. « Que veux-tu dire par là ?

— Comme quand tu achètes de la drogue. Un deal. Comme ceci. » Il sortit son portefeuille. « Je te file de l’argent, d’accord ? »

Donna approuva de la tête, d’un air obéissant mais digne. À vrai dire, elle semblait l’écouter par politesse. Et avec une certaine réserve.

« Toi, tu me donnes une certaine quantité de dope en échange. » Il lui tendit les billets. « Ce que j’entends par acheter, Donna, est un prolongement dans le vaste monde des affaires humaines de ce que nous faisons à cet instant, du deal.

— Je crois que je comprends. » Elle l’observait placidement, mais non sans vivacité. Du moins ne refusait-elle pas d’apprendre.

« Combien – prenons l’exemple de ce camion Coca-Cola, celui que tu as suivi en lui collant au train – combien de bouteilles as-tu volées ce jour-là ? Combien de caisses ?

— De quoi tenir un mois. Pour mes amis et moi. »

Il lui jeta un regard désapprobateur.

« C’est une forme de troc, ajouta-t-elle.

— Et qu’est-ce que tu donnes » – il se mit à rire – « qu’est-ce que tu donnes en échange ?

— Je paie de ma personne. »

Là, ce fut la franche hilarité. « À qui ? Au chauffeur du camion, qui a probablement dû faire une bonne…

— La compagnie Coca-Cola est un monopole capitaliste. Personne d’autre n’a le droit de fabriquer du Coca-Cola. C’est comme pour la Compagnie du téléphone. Il s’agit toujours de monopoles capitalistes. Sais-tu… » ses yeux noirs lancèrent un éclair – « que la formule du Coca est un secret bien gardé, transmis de génération en génération et connu seulement d’un petit nombre de membres de la même famille, de sorte que lorsque le dernier détenteur de la formule mourra, il n’y aura plus de Coca ? Quelque part, la formule écrite est bouclée dans un coffre. » Elle parut songeuse. « J’aimerais bien savoir où, conclut-elle avec un battement de cils.

— Toi et tes petits copains de la fauche, vous ne trouverez jamais la formule du Coca-Cola. Pas même si on vous donne un million d’années.

— ET QUI VOUDRAIT FABRIQUER DU COCA, QUAND IL EST SI FACILE DE LE PIQUER SUR LEURS CAMIONS ? Ils n’en manquent pas, de camions. On les voit partout rouler à petite allure. Moi, je n’arrête pas de leur coller au train, ce que ça les énerve. » Elle lui adressa un petit sourire de lutin malicieux, comme si elle voulait l’attirer par la séduction dans son monde étrange, où elle serrait de près un camion poussif en s’énervant de plus en plus, jusqu’à ce que l’autre se range sur le côté. Et alors, au lieu de foncer comme n’importe qui, elle se garait à son tour et piquait tout le contenu du camion. Pas parce qu’elle était une voleuse, ni même pour se venger, mais parce qu’à force de s’user le regard sur ces caisses de Coca, elle avait fini par leur trouver une utilisation. Son impatience s’était muée en ingéniosité. Ce jour-là, elle avait empilé les caisses de Coca dans sa voiture – pas la MG, mais la Camaro qu’elle conduisait à l’époque, avant de la bousiller complètement. Pendant un mois, ses petits branleurs de copains avaient sifflé gratis tout le Coca qu’ils pouvaient avaler, et après ça…

… après ça, elle avait rapporté les verres dans diverses épiceries pour récupérer la consigne.

« Et les capsules ? lui avait-il demandé un jour, tu les as emballées dans du caoutchouc-mousse et tu les gardes dans ton vieux coffre en cèdre ?

— Je les ai jetées, fut la réponse, lugubre. On ne peut rien faire d’une capsule de Coca. Ils ne font plus de concours comme avant. »

Donna disparut dans l’autre pièce et revint avec plusieurs sachets de polyéthylène. « Tu veux les compter ? Je te garantis qu’il y a mille cachets. Je les ai pesés sur ma balance avant de payer.

— Pas la peine. » Il prit les sachets, elle empocha les billets, et il pensa une fois de plus, Donna, je pourrais te faire boucler, mais il est probable que je ne m’y résoudrai jamais, quoi que tu puisses faire et même si j’en suis la victime, parce qu’il y a en toi quelque chose de merveilleux, de doux et de vivant que je ne veux pas détruire. Je ne comprends pas ce que c’est, mais je sais que c’est là…

« Peux-tu m’en donner dix ? demanda-t-elle.

— Dix cachets ? Naturellement. » Il ouvrit l’un des sachets – le nœud était dur à défaire, mais il avait la pratique – et compta dix cachets, plus dix pour lui-même, après quoi il referma le sac et porta le tout dans son manteau, à l’intérieur de la penderie.

« Tu sais ce qu’ils font chez les disquaires à présent ? » demanda-t-elle énergiquement à son retour. Il ne vit plus trace des dix cachets, qui avaient déjà rejoint leur planque. « Au sujet des cassettes ?

— Ils t’arrêtent si tu les piques.

— Ça, ils l’ont toujours fait. Mais il y a autre chose. Tu sais, quand tu apportes un album ou une cassette à la caisse, l’employé ôte la petite étiquette où est marqué le prix ? Eh bien, devine quoi. Devine ce que j’ai failli apprendre à mes dépens… » Elle se laissa tomber sur une chaise, souriant à l’avance, et saisit un petit cube enrobé de papier argenté qu’Arctor identifia comme un morceau de hasch avant même qu’elle l’eût ouvert. « Eh bien, ce n’est pas simplement un bout d’adhésif, il contient un alliage quelconque, et si l’employé n’ôte pas la pastille, ça déclenche une sonnerie quand tu essaies de franchir la porte.

— Pourquoi dis-tu que tu as failli l’apprendre à tes dépens ?

— Une petite nana qui me précédait a essayé de sortir avec une cassette sous son manteau : signal d’alarme, les types du magasin qui s’emparent d’elle, les flics qui s’amènent, etc.

— Et toi, combien en avais-tu sous ton manteau ?

— Trois.

— Est-ce que tu trimbalais de la dope dans ta voiture ? Parce que quand ils t’embarquent pour un larcin, ils confisquent aussi ta voiture. Pendant que tu n’en mènes pas large au poste de police, ils enlèvent ta voiture et la mettent au dépôt. C’est un boulot de routine, mais voilà qu’ils découvrent la drogue, et ils te font plonger pour ça aussi. Et je parie que tu n’as pas fait ça dans le coin. Je parie que tu as fait ça là où… » Il allait dire, là où tu ne connais personne du côté du manche, personne qui pourrait intervenir en ta faveur. Mais il ne pouvait pas dire ça, car c’était de lui qu’il s’agissait ; si Donna se faisait arrêter, il se démènerait comme un beau diable pour la tirer de là. Mais il ne pourrait rien faire, par exemple, dans le Nord, dans le comté de Los Angeles. Et si, comme il ne doutait pas que ça se produirait à la longue, elle avait un pépin de ce genre, ce serait sûrement là-bas, trop loin pour qu’il soit mis au courant et puisse apporter son aide. Une séquence-fiction commença à se dérouler dans sa tête, un film d’épouvante : Donna en train de mourir sans que personne l’entende ou s’en soucie. Comme Luckman. Et si des gens l’entendaient, ils se comporteraient comme Barris, ils ne lèveraient pas le petit doigt jusqu’à ce que tout soit fini pour elle. Elle ne mourrait pas littéralement, dans le sens où Luckman était mort – était ? Aurait pu mourir, plutôt. Accrochée à la Substance M, Donna serait sevrée en prison, elle connaîtrait les tortures du manque intégral. La peine encourue pour le deal, s’ajoutant à celle du vol, la garderait à l’ombre pour un bon bout de temps, et beaucoup d’autres choses, des choses atroces, lui arriveraient. La Donna qui sortirait de prison ne serait plus celle qu’il avait connue. Sa douceur, son air attentif, sa chaleur, tout ça aurait été remplacé par Dieu sait quoi – en tout cas, par quelque chose de vide et d’usé. Donna changée en chose. Ça les guettait tous, tôt ou tard, mais il espérait que pour Donna, ce jour était encore très loin et ne viendrait pas de son vivant, pas quelque part où lui-même devrait rester impuissant.

« Spunky, dit-il tristement, sans Spooky.

— Que veux-tu dire ? » Elle mit quelque temps à comprendre. « Oh ! tu penses à l’analyse transactionnelle. Mais moi, quand je fais du hasch… » Elle produisit sa propre pipe de céramique, petite et ronde, qu’elle avait fabriquée elle-même, la remplit et l’alluma. « Je suis Sleepy[3]. » Elle leva vers lui un regard brillant, se mit à rire et lui passa la précieuse pipe de hasch. « Assieds-toi, dit-elle, je vais te faire une supercharge. »

Dans le même temps, elle se leva, tira quelques bouffées pour obtenir une bonne combustion, puis vint vers lui en ondulant des hanches, se pencha, et lorsqu’il ouvrit la bouche – tel un oiseau attendant la becquée, c’est l’image qui lui venait toujours quand elle faisait ça –, elle lui souffla de forts jets de fumée dans la gorge, lui communiquant aussi sa chaleur, son indomptable énergie. Ce rituel, du même coup, apaisait et détendait les deux partenaires ; celle qui donnait la supercharge et celui qui la recevait.

« Je t’aime, Donna. » La supercharge était l’offrande sexuelle de Donna, le substitut à l’acte d’amour, de sa part, et c’était peut-être meilleur ; ça valait tant de choses ; c’était tellement intime – étrange, aussi, car elle introduisait quelque chose en lui tout comme lui, après, si elle l’acceptait, la pénétrerait. Un échange équitable, un va-et-vient, jusqu’à épuisement du hasch.

« Oui, je peux comprendre ça, oui, tu m’aimes, je comprends. » Elle eut un petit rire, s’assit à côté de lui et aspira une nouvelle bouffée, pour elle-même, cette fois.

Substance Mort
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